La bière de terroir : mythe marketing ou nécessité future ?
Publié par Armand Heitz leLa bière est un produit que le consommateur lambda est aujourd’hui incapable d’assimiler au terroir en France. Pourtant, notre pays a toujours été un producteur massif de bière et de ses matières premières. Alors comment a-t-on pu autant éloigner la bière de la notion de terroir ? Que peut être aujourd’hui une bière de terroir ?
Tout d’abord, le terroir a une connotation géographique forte et fait référence à tout ce qui peut être originaire d’un territoire donné, aux produits qui y sont naturellement ou traditionnellement présents. L’on y rapproche ainsi naturellement le goût : on associe en effet très souvent des saveurs à des zones géographiques comme les épices nous rappellent leurs régions d’origine ou les marqueurs des vins nous rappellent à leurs terroirs. Et même si le sourçage des matières premières n’est plus aussi évident et segmentarisé qu’avant les révolutions Industrielles, nous avons toujours des régions de référence pour presque chaque produit.
© Photographie Pillet Frédéric - Région Hauts-de-France - Inventaire général
Néanmoins, cela bloque pour certains produits. La bière fait partie de ceux que l’on a du mal à assimiler à une région. Si l’on pose la question à des gens au hasard, ils attribueront sans doute la bière à l’Allemagne, l’Europe de l’Est, la Belgique, le Royaume-Uni… Et ce sans savoir pourquoi. Maintenant, servez leur une Heineken, une Corona ou une Bud et ils ne comprendront plus le sens de votre question.
On assiste pourtant en France à un renouveau de la brasserie artisanale avec pas moins de 2300 brasseries sur tout le territoire, une évolution fulgurante ces dix dernières années qui nous a propulsé à la première place européenne en nombre de brasseries. Cela montre bien la volonté globale de rendre à la bière ses lettres de noblesse et pourquoi pas de l’inscrire dans le terroir.
Ainsi, la bière de terroir est visée par nombre de brasseries en France comme ailleurs alors que le terme est rarement employé de peur de froisser ou de devoir se confondre en explications balbutiantes. Sauf bien sûr lorsqu’un producteur de vin comme Armand Heitz se met à faire de la bière, il devient alors crucial de faire rimer bière et terroir.
Avant de se demander ce qu’est une bière de terroir et de citer quelques exemples, il faut bien comprendre plutôt ce qui ne relève absolument pas du terroir mais bien d’un manque de cohérence de plus en plus inacceptable aux vues des circonstances de notre temps.
Deux grands types de bières vont à l’encontre total de cette notion : le premier est la bière standardisée, industrialisée à grande échelle. Elles ne relèvent nullement d’un processus en accord avec des dogmes naturels mais bien d’une logique productiviste ou la chimie de pointe et la mécanisation se sont entremêlées afin de produire plus toute l’année au mépris des cycles naturels et d’une juste adéquation entre l’offre et la demande. Cela provoque des scandales écologiques de rejet des déchets, des eaux usées, et une accaparation de sources de matières premières et notamment d’eau comme ça a été le cas tout au long du XXème siècle en Alsace. Et je n’évoque même pas la qualité finale du produit qui est sans âme, dénué d’intérêt gustatif et souvent resucré à coups de glucose-fructose pour rendre le consommateur addict (petit clin d’œil aux bières industrielles « d’abbaye » et de « tradition belge »).
Le second se révèle être la bière qui emprunte les codes d’autres terroirs sans aucune logique de proximité. La grosse mode des IPA juteuses, très chargées en houblons importés des États-Unis, d’Australie ou de Nouvelle-Zélande est l’exemple parfait. Hérités du mouvement craft et ayant beaucoup séduit le consommateur, ces styles sont sur-représentés dans le monde entier mais sont dépendants à 100 % des importations de houblons et impliquent que le style préféré de nombreux consommateurs a une empreinte carbone bien supérieure à tout autre style de bière.
Ces deux contre-exemples passés, il reste de nombreux exemples de terroir dans la bière. D’abord via l’eau, ingrédient largement majoritaire et ô combien important dans le processus de brassage. En effet, des régions riches en sources diverses et atypiques vont procurer des eaux particulières que les brasseries pourront sublimer si le cœur leur en dit. La brasserie Ammonite de Simon Lecomte représente bien cette philosophie qui incite à partir de l’eau pour ensuite travailler des styles adaptés plutôt que de modifier son eau selon les styles que l’on veut travailler.
Ensuite, bien évidemment toutes les autres matières premières doivent être sourcées et identifiables afin de s’inscrire dans un terroir défini : les céréales utilisées, le houblon, les fruits ou autres intrants, les potentielles barriques utilisées et enfin la levure. Cette dernière est aujourd’hui l’objet de revendications majeures dans la tendance à parler de bière de terroir. Cela provient principalement du lambic, ce style brassé exclusivement dans la vallée du Pajottenland en Belgique ayant pour base deux tiers d’orge malté et un tiers de froment cru ainsi que du houblon suranné. Sa particularité réside dans sa fermentation issue de levures sauvages et notamment de la fameuse Brettanomyces bruxellensis (ou lambicus). Cette typicité issue d’une tradition vieille de six siècles la propulse à l’état de « bière de terroir » d’excellence.
Le terroir et son utilisation relèvent finalement d’une philosophie et d’un cheminement de pensée simple, logique, cohérent et inhérent. Cela sort de la logique de marché classique et part de ce que nous avons sous nos pieds, autour de nous, dans l’air. Désormais, beaucoup de brasseries reviennent à cette cohérence après avoir suivi la mode craft quelques années en copiant le terroir américain. En même temps, aussi doués soient-ils en brassage, personne n’a envie d’être abreuvé exclusivement de bières américaines produites en France comme personne de sensé ne voudrait se nourrir exclusivement de burgers.
Les Canadiens, voisins proches des Américains et de leur culture brassicole ont bien compris cela et ont vu fleurir sur tout leur territoire des brasseries de passionnés du terroir capable de récolter tout le savoir de toutes les régions du monde et de les adapter à leurs matières premières. C’est ce terroir là que nous devons développer dans la bière, un nouveau terroir dicté par notre environnement et le savoir-faire infini que l’humanité a acquis tout autour du globe dans tous les champs du savoir.
Pour autant, le terroir est une notion clé de l’œnologie comme du domaine et les bières du domaine Armand Heitz ont ce thème pour maître mot sous la forme de deux gammes distinctes : l’une centrée sur les céréales locales et leurs spécificités et l’autre sur des hybrides vins-bières sublimés par un vieillissement en ex-fûts de vins du domaine. Mais s’il peut être très intéressant de s’inspirer de la sphère du vin pour la bière, il serait dommage de calquer la culture œnologique du terroir pour asseoir la légitimité de la bière et c’est là tout le travail qu’ont à accomplir les artisans brasseurs qui veulent travailler le terroir : acquérir leurs propres codes, s’adapter à leur environnement tout en gardant la personnalité de leur produit.
Grégoire Blanc
PS : Pour approfondir le sujet je vous renvoie vers la superbe conférence d’Arthur Farina au Paris Beer Festival 2021
Merci à Carol-Ann Cailly, fondatrice du blog Hoppy Hours, présidente de l’association Buveuses de bières et Arthur Farina brasseur chez Le Soupir pour l’inspiration.
Sources :
Une bière lambic, qu’est-ce que c’est ? (2021, 24 mai). Mon Petit Houblon.
Le Pod’capsuleur (2022, 11 mars). Conférence : La craft beer a-t-elle un terroir ?
Wikipedia contributors. (2022, 24 juin). Dekkera bruxellensis.