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Discussion dégustée avec deux moines de Cîteaux Armand Heitz

Discussion dégustée avec deux moines de Cîteaux

Publié par Armand Heitz le

EXERGUE

Les moines cisterciens de Cîteaux ont largement contribué au développement du vignoble bourguignon. Armand Heitz, vigneron et fermier installé depuis 2013 à Chassagne-Montrachet, a souhaité rencontrer les moines qui vivent aujourd’hui à l’Abbaye et produisent le fameux fromage de Cîteaux. Après une première entrevue à l’Abbaye, frère Bertrand et frère Benoît sont venus au domaine afin de discuter plus longuement.

 

ACTE PREMIER

SUJET : LA RELATION ENTRE LES MOINES CISTERCIENS ET LE VIN

Le jeudi 17 juin 2021, dans la chapelle sécularisée du Château Armand Heitz

Dégustation du Bourgogne rouge 2020

 

Frère Bertrand : L’histoire entre les moines et le vin a commencé tôt. La première donation de terrain qui a été faite aux moines de Cîteaux a eu lieu en 1099. C’était une vigne à Meursault.

Frère Benoît : On ne peut pas être moine sans vin puisque pour célébrer l’Eucharistie, il faut du vin. Au Moyen-Âge, dans tous les lieux ou il y avait des monastères, même les endroits les plus improbables, on retrouvait une vigne pas trop loin. Même en Irlande, ils arrivaient à faire pousser de la vigne.

Frère Bertrand : Le vignoble bourguignon a été implanté plusieurs siècles avant que les moines le développent. Ce qui a fait la différence, c’est la population des moines, très nombreuse à l’époque. Quand ils ont pris possession des vignes, ils ont pu les cultiver de façon peut-être plus rationnelle, plus rentable aussi. Ce que des petits viticulteurs ne pouvaient pas faire tout seul, les moines ont pu l’entreprendre et le développer.

Frère Benoît : Les moines avaient la capacité de mobiliser à la fois des gens intelligents et des capitaux, mais également de travailler sur le long terme. Cîteaux, étant très proche, a eu assez vite des possessions significatives sur la côte et la capacité d’y mettre des personnes compétentes et d’y investir avec une volonté de progrès.

Frère Bertrand : Sous l’ancien régime, l’abbaye de Cîteaux alimentait Versailles en vin. La Bourgogne était vraiment privilégiée par la royauté, plus que Bordeaux.

Armand Heitz : Je trouve que nous ne mettons pas assez en avant le travail des moines cisterciens qui ont largement contribué à la richesse du vignoble bourguignon. C’est un héritage fort dont nous bénéficions aujourd’hui.

Frère Benoît : Au moment du classement Unesco, il y a eu des recherches sur le rôle des moines de Cîteaux. Ils ne se sont pas servis de nous au sens d’abuser de nous, mais l’image de Cîteaux a été utilisée comme un argument bénéficiant au classement.

Armand Heitz : En Bourgogne, chaque parcelle a des spécificités agronomiques bien définies. Cette définition de la hiérarchie des crus que l’on a aujourd’hui, qui est une des valeurs fortes de notre vignoble, est en grande partie due au travail des moines.

Frère Benoît : Oui, les moines ont beaucoup contribué à l’identification et la caractérisation des parcelles.

Armand Heitz : Aujourd’hui c’est l’INAO qui gère nos appellations, c’est une catastrophe. Ils remettent en cause des choses établies depuis des années, ils n’arrivent pas du tout à fédérer la profession. On a récemment reçu un rapport pour l’amélioration de la gestion écologique des vignes, mais ils ont vingt ans de retard... Nos appellations ne vont pas dans le bon chemin.

Armand Heitz avec deux moines de Cîteaux dégustation vin

 

ENTRACTE

 

Armand Heitz : Ne perdons pas de vue le principal et enchaînons avec notre Pommard 2019.

Frère Benoit : Le Bourgogne rouge était bon !

Armand Heitz : Pommard a une image de vins un peu plus masculin, et celui-ci est assez charpenté, avec beaucoup de fruit.

Frère Benoît : Je le trouve plus subtil que le pinot précédent, qui était bon, mais celui-ci a une grande richesse aromatique, plus complexe. C’est agréable, au nez aussi.

Armand Heitz : Oui, il est assez frais en plus, on le boirait bien.

Frère Bertrand : Pour les rouges, comme ceux-la, quelle est la température de service ?

Armand Heitz : Ça dépend du temps qu’il fait, de comment vous êtes... Avec des températures comme aujourd’hui, on le sert volontiers deux à trois degrés en dessous de ce qu’on a l’habitude de servir. Il faut être entre quinze et vingt pour être sûr de ne pas se tromper.

Frère Benoît : Comme le fromage.

Armand Heitz : Exactement ! Mais je dis toujours qu’un grand vin sera bon chaud, froid, tiède, jeune, vieux... Chacun doit s’adapter selon son goût. Ça n’est pas au producteur de dire à quelle température on doit boire tel vin. Nous n’avons pas tous le même palais. À la base le vin se coupait avec de l’eau, c’était un aliment. Aujourd’hui on en fait quelque chose de sacré, mais il faut se détendre un peu et se rappeler qu’on buvait du vin en dépit de la qualité de l’eau.

Armand Heitz discussion et dégustation avec deux moines de Cîteaux


ACTE DEUXIÈME

SUJET : LA SPIRITUALITÉ DANS LE TRAVAIL AGRICOLE

Le même jour, toujours dans la chapelle sécularisée du Château Armand Heitz

Dégustation du Bourgogne blanc 2020

 

Frère Bertrand : Je trouve ce blanc très bon, doux, délicieux.

Armand Heitz : C’est assez jeune, mais on a le côté solaire du chardonnay, intense.

Frère Bertrand : La spiritualité s’incarne à la fois dans le travail intellectuel et dans le travail manuel. Elle conditionne notre façon de travailler et d’envisager le travail. Quand j’étais responsable de l’étable, nous recevions des stagiaires étudiants, et je m’apercevais de leur mentalité et de leur conception du travail complètement différentes. Ceux qui envisageaient de reprendre la ferme familiale, ils en rêvaient pour pouvoir tout faire à leur idée. Totalement à l'inverse de ce que faisaient leurs pères, ça m’avait vraiment frappé. Je connaissais certains sur plusieurs générations, et souvent, une génération sur deux faisaient l’inverse. Le petit-fils faisait comme le grand-père contre le père. C’est un mécanisme que j’ai observé plusieurs fois. Chez nous, c’est impensable. On prend quelque chose, on peut essayer de l’améliorer mais on bénéficie de tout un savoir-faire. C’est impossible d’avoir cette volonté de cassure. Malheureusement aujourd’hui, ça s’est un peu rompu, nous ne sommes plus assez nombreux. Notre modèle économique a changé, car nous travaillons avec des salariés. Dans les siècles passés, avant qu’arrive tout ce machinisme, la transmission des savoirs était très forte.

Frère Benoît : À la fromagerie, nous gérons du vivant, une certaine biodiversité. Nous devons maîtriser sans contrôler. Il est impossible de pouvoir absolument contrôler, nous devons entretenir un microcosme. La spiritualité nous aide à comprendre ça. Prendre soin d’un environnement qu’on ne contrôle pas mais sur lequel on peut interagir. Pour moi, c’est la même sensation que lorsque l’on célèbre la liturgie. On retrouve un environnement sur lequel on a une action mais sur lequel nous n’avons pas de maîtrise. Je suis chantre, la musique me parle beaucoup. C’est aussi une action manuelle dans le sens où on a une matière, avec une action/réaction sur laquelle on n’a pas de contrôle absolu.

Frère Bertrand : La spiritualité va beaucoup jouer dans notre façon d’effectuer nos tâches, quelles qu’elles soient. Actuellement je m’occupe de la comptabilité par exemple. Il n’y a à priori pas grand chose à voir avec la spiritualité, mais cela se ressent par la façon de faire... Un moine ne travaille pas pour lui, il travaille pour les autres, il est entré pour vivre une relation avec Dieu. Il va chercher à la vivre à chaque instant, pas seulement quand il est dans l’église. Et ça change tout. On ne va pas travailler dans le stress. On va chercher à être efficace mais on ne travaille pas pour l’argent. Nous avons une autre mentalité. Entre nous, avec nos salariés, même avec des outils ou objets, nous aurons un rapport différent. Saint Benoît dans sa règle dit à propos du Cellérier : « il aura soin des choses comme des vases sacrés de l’autel ». C’est surtout à ce niveau-là que la spiritualité agit, dans notre façon d’être et de faire.

Armand Heitz : Ma vision sur mon métier et ma vie a changé, et en bien, le jour où j'ai compris qu’il fallait mettre de la spiritualité dans ce que je faisais. Quand je suis sorti de l'école, je travaillais pour produire du raisin, le valoriser au maximum. Tout ce que la société vous enseigne en quelque sorte. Courir en permanence derrière un profit,  ça n’était pas une vie... Heureusement que la nature est la première pour vous casser cet accès. Je me suis dis qu’il fallait voir différemment, travailler avec la nature sans vouloir la contrôler. Comme disait Frère Benoît, nous pouvons avoir une interaction avec elle, mais il est incohérent de souhaiter la dompter. Ma recherche du bonheur s’est recentrée sur d’autres aspects, prendre soin de la Nature, de mes salariés. Depuis ce jour-là, je suis plus heureux.

Frère Bertrand : Le Pape François, dans son Encyclique Laudato Si, son Encyclique « écologique », indique que l’on ne peut pas avoir une bonne relation avec la nature si l’on n’a pas une bonne relation avec les Autres. Il prône une écologie intégrale, c’est-à-dire que ça commence par la relation aux Autres. C’est ce qui nous met les pendules à l’heure et nous fait œuvrer dans le bon sens. Actuellement le bio est à la mode, alors tout le monde fait du bio. Quand j’étais vacher, j’ai visité des exploitations agricoles dans le Doubs qui faisaient du comté labellisé bio. Ces éleveurs se mettaient des contraintes qui me paraissaient exorbitantes avec des cahiers des charges excessifs. Je n’en croyais pas mes yeux. On peut faire du bon lait même avec de l’ensilage. L’important c’est de ne pas faire n’importe quel ensilage, ne pas le complémenter n’importe comment et voir concrètement ce que cela fait au niveau de la production. Pour les Chrétiens, l’écologie ne peut être qu’intégrale.

Armand Heitz : Le système est composé de l’homme et de la nature, il faut que ça soit entier, l’un ne peut pas aller sans l’autre.

Frère Bertrand : Aujourd’hui, l’industrie n’a qu’une finalité qui est d’engraisser les actionnaires. Donner du travail et dans de bonnes conditions à une population, c’est totalement annexe. Si on peut les remplacer par des robots, c’est même mieux. Il n’y a aucune écologie dans tout ça.

Moines de Cîteaux à Loaris jardin en permaculture Armand Heitz


ACTE TROISIÈME

Toujours le même jour, en fin d’après-midi, à Loaris, le jardin en permaculture d’Armand Heitz

SUJET : LA DÉFINITION D’UN MODÈLE VERTUEUX

 

Frère Benoît : Il n’y a pas de modèle parfait. Il y a juste des modèles optimums à un moment particulier dans un environnement particulier. Le purisme peut se transformer en piège. Il ne faut jamais se lasser de chercher, s’adapter. Pour donner un exemple concret, nous changeons la technique d’alimentation des vaches à Cîteaux, pour plusieurs raisons. D’abord, nous avons eu un gros incendie qui nous a permis de nous interroger. Aussi, les techniques de conservation des fourrages ont évolué. Aujourd’hui, nous pouvons assez facilement les sécher en grange et conserver un aliment de bonne qualité sans forcément ensiler. Les techniques modernes ne sont pas forcément mauvaises, elles peuvent même permettre d’en retrouver des plus traditionnelles, afin d’en prendre ce qui est durable. L’une des forces de la vie monastique est de ne jamais trop s’emballer et se hâter lentement. L’agriculture est un travail lent, si nous voulons la changer il faut s’adapter à ce rythme lent.

Frère Bertrand : Je pense même que nous sommes obligés de résister aux modes ambiantes. L’agriculture en général est faite pour le maximum de profit, de rentabilisation. De ce fait, nous arrivons à des pratiques totalement perverties. Par exemple la déforestation dans certains pays d’Asie et d’Amérique du Sud pour de la monoculture intensive. En France, certains seraient prêts à aller vers ce genre de pratiques, qui se font d’ailleurs plus ou moins. Notre vie est orientée vers Dieu, donc dans tout ce que l’on fait, il faut que ça soit d’abord orienté vers l’Homme, et l’Homme vers Dieu.

Armand Heitz : Pour ma part, je dirais qu’un modèle est vertueux quand il a une dimension sociale, qu'il est économiquement sain et que son rapport à la terre et la nature est respectueux. C’est un équilibre à trouver, un peu comme un vin. Cela peut se rapprocher de l’Encyclique du Pape d’ailleurs. Effectivement, je rejoins aussi le fait qu’il ne peut être établi et figé dans le marbre. Tout comme la nature, il doit évoluer et nous devons accompagner cette évolution.



FIN


Retranscription et mise en forme : Fabrice Pastre

Photographies : Jib Peter

 

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