Rencontre avec Fabrizio Bucella
Publié par Armand Heitz leFabrizio Bucella est physicien, docteur en sciences, professeur des universités à l'Université libre de Bruxelles, enseignant dans les universités de Bordeaux et Reims, sommelier, et directeur de l'école Inter Wine & Dine. Il a publié plusieurs livres, fait des vidéos pédagogiques et écrit dans divers journaux. Une personnalité active et originale du monde du vin qui nous a intrigué et que nous avons rencontré.
Vous avez écrit un livre intitulé « Pourquoi boit-on du vin ? », pour ma part j’aime bien savoir comment et quand les gens boivent du vin. Quelles sont vos habitudes en la matière ?
Ma consommation de vin est intimement liée au partage du repas, et avec les personnes qui sont autour de la table. Un double partage en quelque sorte. Je déguste aussi beaucoup dans ma vie professionnelle bien entendu, entre les cours et autres. Mais dans ma vie personnelle, c’est l’idée du verre de vin avant de manger et pendant le repas, d’une manière extrêmement décontractée. Une bouteille que l’on a envie d’ouvrir, et pas forcément en interaction subtile avec ce qui va suivre. On ne peut malheureusement pas ouvrir 4 bouteilles tous les soirs. (rires)
Vous avez un verre particulier ?
Les verres que j’utilise sont ceux que j’ai achetés quand j’étais venu en Bourgogne en 2003 pour la Saint-Vincent tournante. J’avais acheté deux boîtes de 6 à Nuits-Saint-Georges, il m’en reste 8. Ils sont très grands, un peu biscornus, un biseautage très sévère, magnifique pour sentir les arômes. Dans l’esthétique du verre, la tige est un peu trop petite, ce qui rend le verre plutôt trapu. Moi-même n’étant pas grand, ça me convient très bien ! (rires) C’est mon verre fétiche si vous voulez.
Quand avez-vous dégusté pour la première fois des vins de Bourgogne ?
J’ai découvert le vin à travers la Bourgogne, au cours d’un voyage en classe de terminale. La découverte sensorielle, un nouvel univers, des caves, des vignerons. Ce qui m’avait intéressé, c’est le vigneron qui parle de son produit, de discuter avec lui, le lieu, l’ambiance géo-sensorielle pour reprendre les mots de Jacky Rigaux. Les professeurs avaient très bien organisé le voyage, avec des réservations dans des restaurants, un petit accord mets et vin était prévu. Il y avait une sorte de magie. On était une toute petite classe, 8 ou 9, c’était un professeur qui conduisait un minibus. Aujourd’hui il faudrait remplir 15 000 formulaires administratifs, avoir l’autorisation du préfet, de la sous-préfecture... C’est juste impossible. C’était une autre époque, une forme de liberté qu’on a en partie plus.
C’est à ce moment-là que vous avez été captivé par le vin ?
Oui, à partir de là, je me suis dit que, d’une manière ou d’une autre, le vin ferait partie de ma vie. C’est certain. Je n’ai pas un parcours « classique » en œnologie, j’ai fait un bac +5 (un Master de nos jours) en physique, suivi d’un DEA et enfin un doctorat. Pendant ma thèse, où l’analyse sensorielle était abordée dans une partie, j’ai fait en parallèle une qualification de sommelier à l’Association Italienne de Sommelier pendant 3 ans. J’aimais bien écrire, transmettre, et je me disais que si je voulais à un moment donné parler du vin et l’enseigner il faudrait quand même un « titre » reconnu de ce milieu. Avoir un doctorat en science et être physicien et amateur de vin, ça ne suffisait pas.
Pour revenir à la Bourgogne, vous avez gardé un sympathie avec la région ?
Oui, bien sûr, je suis revenu une fois par an pendant 15 ou 20 ans à la sortie de mes études. Ça reste pour moi une région mythique qui m’a fait découvrir le vin. Avec mon meilleur ami et une super bonne copine, on organisait notre pèlerinage chaque année. Une préparation minutieuse, avec les différentes les étapes, planifier les visites des domaines. On y mettait beaucoup de cœur.
J’ai lu dans votre livre que Louis XIV buvait du vin de Bourgogne parce que c’était bon pour la santé, vous aussi ?
Alors oui, il était amateur de vins de Champagne, peut-être parce que son père l’avait initié à ces vins-là... Mais toujours est-il que lui ne voulait pas passer aux vins de Bourgogne. C’est son médecin qui lui a conseillé de passer aux vins de Bourgogne en lui indiquant qu’ils seraient meilleurs pour sa santé. Louis XIV avait la goutte, la maladie des gens fortunés à cette époque. Il a vécu 72 ans en tous cas, il a enterré son fils, son petit-fils, et c’est son arrière petit-fils (Louis XV) qui est monté sur le trône. On ne peut pas dire que ça n’a pas fonctionné. (rires)
Parler donne soif, il est temps de déguster notre Pommard 1er Cru Clos des Poutures.
Volontiers ! Je l’avais mis au frigo un peu, je l’ai ouvert il y a environ 1 heure, il a eu le temps de se réchauffer donc c’est parfait.
Alors comment le trouvez-vous ?
Le nez est magnifique, puissant, intense, complexe. C’est extrêmement intense, une décoction de fruits, de fleurs, de fleurs séchées. Des arômes de bois mais bien intégrés pour un vin qui n’est finalement pas si vieux. Quel est le pourcentage de bois neuf ?
On doit être à 25 ou 30% il faudrait que je vérifie...
D’accord oui, moins d’un tiers. En bouche on retrouve l’intensité, c’est très long, très délicat, les tannins sont fondus mais présents. Une explosion de saveurs avec la rétro-olfaction, une fois que l’éthanol se dissipe. On retrouve en vérité toutes les saveurs que l’on avait par la voie orthonasale, et d’autres aussi. Il y a un côté chocolaté, une pseudo-sucrosité, une petite douceur très plaisante. Très belle acidité du début à la fin, une pointe d’amer aussi que j’aime bien et qui vient donner une petite tension. C’est serré tout en étant accessible, on sent le potentiel mais pas du tout fermé, un beau tour de force !
Ravi que ça vous plaise !
C’est une belle découverte, je ne connaissais pas le domaine mais au-delà de la découverte c’est bluffant, un joli dialogue entre intensité et finesse.
Vous êtes professeur dans diverses universités (Bruxelles, Reims, Bordeaux), vous dirigez l’école d’œnologie Inter Wine & Dine à Bruxelles, et même dans vos livres, vos articles et vos vidéos, vous êtes toujours dans la pédagogie. Comment définiriez-vous votre méthode ou pratique de cette science ?
Enseigner, c’est ma passion. Transmettre, et quelque part « mettre le feu » dans la tête des étudiants. C’est la formule d’un philosophe intelligent qui disait « enseigner, ce n’est pas remplir un vase, c’est allumer des feux ». Je trouve que c’est une belle image. Il y a peut-être aussi l’idée que l’on peut toujours raconter une histoire. Tout ça ne forme pas une méthode, je vous livre comment je le vois de l’intérieur. Il y a 3 règles : travailler, travailler, travailler. Quand je prépare un cours de 3 heures, que ce soit face à des étudiants, sur Youtube ou autre, même sur un cours que je donne depuis un certain nombre d’années, aussi bizarre que ça puisse paraître, c’est une journée complète de travail en amont, de préparation. Le cours n’est jamais le même d’une année sur l’autre, je passe du temps à le retravailler, à redécouvrir des nouvelles choses. C’est ce qui me tient debout, et il me semble que ça se ressent également dans le regard des étudiants.
Il me semble que c’est l’ambition commune des jeunes professeurs, mais comment ne pas tomber dans une certaine forme de lassitude qui s’installe avec le temps ?
Alors ce que vous dites me touche parce que c’est une crainte que j’ai effectivement. C’est quelque chose d’assez intime, c’est ma relation au travail. Aujourd’hui, ce qui me fait me lever le matin, c’est mon métier de professeur. C’est peut être un peu extrême, mais je ne peux pas sortir au restaurant le soir ou aller boire un verre lorsque j’ai cours le matin avec des étudiants qui m’attendent en forme dans l’amphithéâtre. Je leur dois d'être également en forme. J’espère garder cet esprit. Je vis avec mes cours, ils font partie de moi. Quand je lis un livre pour mon plaisir, je peux toujours noter une image ou une idée que l’auteur exprime, car elle va parfaitement illustrer un des mes cours, et l’intégrer dans les jours qui suivent.
C’est essentiel d’avoir cette dynamique. Quand vous allez redonner ce cours, il aura une nouveauté...
Exactement, cet élément sera neuf et je vais voir comment les étudiants vont le percevoir. Le cours aura évolué, c’est ce qui fait la différence.
Vous êtes un adepte de la vulgarisation. Ce terme n’a pas toujours très bonne réputation... et ça n’est pas justifié selon vous ?
Absolument pas ! Ça n’a jamais été un vilain mot pour moi. C’est quelque chose d’extrêmement bien fichu. Je défends les personnes qui font de la vulgarisation. Le vulgarisateur doit se pencher dans les écrits scientifiques, comprendre ce qu’ils expriment pour pouvoir le raconter ensuite. C’est un travail qui n’est pas facile. Je parle bien de la véritable vulgarisation, pas de recopier Wikipédia.
C’est la meilleure façon d’apprendre et de “transmettre le feu” ?
Je ne sais pas si c’est la meilleure, mais en tous cas c’est une méthode ou une manière de faire qui me plaît. Je me sens « explorateur » quand j’ouvre divers ouvrages scientifiques, et après il y a une histoire qui se crée dans ma tête, et j’aime bien la retranscrire et la raconter.
Et vous aimez bien raconter une histoire pour transmettre, c’est votre style d’amener ce récit.
Tout à fait. Et ça a été un travail sur moi-même pour le coup. Autant depuis le début je suis à l’aise avec la vulgarisation, mais pour le récit je n’étais pas très à l’aise. J’avais l’impression de « trahir » la science en racontant une histoire, c’est sans doute dû à ma formation pure et dure de scientifique. C’est la pratique d’enseignant qui m’a amené à renforcer cette façon de faire. Et dans un deuxième temps l’écriture de livres bien sûr.
Aujourd’hui nous nous diversifions au domaine et produisons maintenant en plus du vin des légumes et de la viande. Je trouve qu’il n’y a pas beaucoup de « pédagogie » au sujet de l’alimentation. Enfin disons qu’il y a beaucoup d’informations, entre tous les labels, les chefs, les nutritionnistes et autres experts, c’est assez difficile de s’y retrouver. Quel est votre avis sur le sujet ?
Je trouve aussi que c’est compliqué. Il n’y a pas encore tout l’appareil tant scientifique que pédagogique que l’on a dans le milieu du vin. Pour quelqu’un qui s’intéresse au vin et veut progresser dans ce milieu, il y a des tas d’options qui s’offrent à lui, écoles, livres, des sites internet... dans l’alimentation, ce n’est pas aussi cadré.
Comment l’expliquez-vous ?
Pour le vin, le cursus professionnel permet de devenir sommelier. Et le milieu de la bouche apprend à devenir cuisinier. Il y a une dichotomie entre les deux, car le sommelier parle d’un produit alors que le cuisinier doit le préparer. Le sommelier de la nourriture n’existe pas. On a le serveur ou le maître d'hôtel, mais ça n’est pas la même chose. Quand vous faites une école d'hôtellerie, vous n’allez pas déguster des plats et apprendre à en parler. Un humoriste disait que le sommelier n’était que le représentant de commerce du vigneron, et j’aimais bien cette phrase, ça caricature un peu mais ça a le mérite de faire le lien.
Les chefs sont des stars largement reconnus contrairement aux vignerons. Pourtant le manque de connaissances du produit est plus important dans la nourriture que dans le vin.
C’est particulier oui. Parce qu’à la fin de l’histoire, ce qui est plus important ce n’est pas d’avoir des stars à la télévision, mais que les gens se réapproprient leur propre goût. C’est en partie mon cheminement. Grâce au vin, j’ai découvert une palette sensorielle que j’ai pu appliquer ensuite à la bière et à l’ensemble des aliments. Je ne suis pas critique gastronomique mais je pense être assez précis sur les mets. Faire attention à ce que l’on mange, aux aliments, catégoriser les goûts, réfléchir, et du coup s’intéresser aux producteurs. Un simple œuf, peut-être pas bio d’ailleurs, mais qui vient d’un vrai fermier qui s’occupe de ses poules, n’a pas du tout le même goût qu’un œuf de grande surface (qui peut être bio). Un bête œuf cuit dur tout simplement, je vous promets que l’on sent la différence.
A-t-on conscience que l’on doit se nourrir sainement ? On veut faire les courses rapidement, ne pas prendre le temps de cuisiner...
C’est en partie consubstantiel à un modèle agricole extrêmement productiviste. L’équation est logique, et on fait tout pour que les gens ne s’intéressent pas à leur alimentation et pouvoir continuer à leur vendre de la mauvaise viande, des tomates bien rouges en toute saison mais qui n’ont aucun goût. C’est incroyable.
Dans votre livre sur l’umami, vous portez un regard plutôt critique sur l’industrie agro-alimentaire. Pensez-vous que l’on mesure à l’heure actuelle les dégâts dont ils sont en bonne partie responsables sur les populations ?
Non, je pense que « l’homme de la rue » comme disait Pascal, ne le mesure pas. Ce n’est pas du tout l’objet du débat. On discute en ce moment de la maladie, de nos libertés en partie retrouvées, du réchauffement climatique et autres préoccupations, mais pas vraiment de ça.
Et pourtant toutes ces problématiques ont un lien avec la politique agricole et économique actuelle...
Exactement. On investit sur des machines et outils de plus en plus performants, il faut s’endetter pour les payer, personne ne peut les réparer. Il n’y a plus de fermiers mais on a des gestionnaires d’exploitations.
Armand a récemment écrit un article « chimie ou machinisme » qui devrait vous plaire, je vais vous envoyer le lien.
Avec grand plaisir, ça m’intéresse beaucoup ! Il y a aussi un livre qui vient de sortir au Seuil, Reprendre la terre aux machines, Manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire.
En parlant de livre qui vient de sortir, pouvez-vous nous dire quelques mots concernant votre dernier ouvrage publié récemment ? C’est un livre interactif ?
Oui, on revient à mes histoires et récits mais cette fois juste pour le plaisir de raconter une histoire, sans visée pédagogique si vous voulez. C’est une madeleine de Proust, d'où l'allusion au titre bien sûr, concernant les fameux livres dont vous êtes le héros qui m’avaient fasciné quand j’étais enfant. Des livres-jeux dans lesquels le lecteur-héroine-aventurier est amené à poser des choix et passer d’un paragraphe à l’autre. Dans ce livre, il y a 365 paragraphes de jeux, le physicien a dû ressortir de sa boîte pour concevoir cet énorme graphe et tous les chemins possibles. Techniquement c’est un jeu de l’oie avec des éléments de symétrie, d’anti-symétrie, un labyrinthe... Mais pour sortir du côté technique et revenir au sujet du livre, le lecteur doit retrouver le manuscrit qui permet de faire le bon pinard. Il y a donc une intrigue, des indices pour essayer de retrouver le méchant qui a subtilisé le manuscrit dans un monde moyenâgeux, pseudo-fantastico-médiéval.
Et le manuscrit existe ?
Ah ça c’est une bonne question, est-ce qu’un manuscrit présent dans un livre existe... Disons oui, il existe, on peut remettre la main dessus si on accomplit cette quête. À vous de jouer !
Propos recueillis par Fabrice Pastre
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